Mauvaise blague

C’était au mois de mai 2023. Réunion dans un local du quartier, initiée par le collectif Anti-TESO. Je rencontre deux personnes de la Maison du Peuple, squat fraichement ouvert devant la gare et qui n’aura tenu que 5 semaines. Il est question de s’organiser pour contrecarrer une inauguration en grandes pompes avec maire, ministre et festivités, d’une place de village autoproclamée par les opérateurs du chantier, au milieu des décombres et qui doit avoir lieu le 3 juin.
Après avoir détruit les trois quart de l’avenue de Lyon, laissant des ruines, des gravats et des squelettes de façades, trois immeubles sont démolis. Dans cette trouée, la mairie, les bailleurs et les cabinets d’urbanisme, décident de faire « une place de village ». Une communication engageant les habitant-e-s a construire et installer bénévolement cet espace aux côtés de professionnels est lancée. Europolia à l’origine de cette initiative, bombarde le quartier de prospectus composés d’injonctions à la participation et à l’appropriation du lieu. Un appel à projet pour une guinguette sur la place est ouvert.
Problème, cette proposition de participation gratuite des habitantes au milieu du cratère de l’avenue de Lyon est grotesque. Ça se voit. Les gens subissent le chantier depuis des années. C’est trop gros. Ça fait un flop. Une partie des habitants s’insurgent contre ce mépris et cette réécriture de l’histoire quartier. Le collectif anti-teso est actif sur cette question. Des collages sont organisés, des actions sont discutées.
Rapidement, la question de la guinguette fait débat. La proposition de C habitant du quartier, anciennement co-propiétaire du Poinçonneur, est retenue par la mairie. Il investit l’espace. C exprime son projet de façon claire. Il veut récupérer les lieux, le rendre accessibles aux habitants, faire des consommations à très bas prix et envisage des distributions de nourriture. Son idée est que si ce n’est pas un « petit » qui récupère l’espace, ce sera un « gros » qui pratiquera une violence supplémentaire avec des prix prohibitifs, un espace devenu inaccessible et une surveillance augmentée. Il estime que ces « gros » ne doivent pas « grossir » et qu’il faut occuper l’espace avec nos valeurs, le plus possible. Il propose également de mettre le lieu à disposition pour des réunions d’habitants du quartier. Il explique sa démarche sans ambiguïté. Elle fait débat au sein du collectif anti-TESO. Certains pensent qu’il se fait instrumentaliser par la mairie avec un bail précaire.
Il y a donc réunion ce soir là. L’objectif est de mettre des infos en commun et d’organiser des actions. Je dis que j’ai écris un spectacle depuis ma barre, qui raconte ce qui se passe sous mes fenêtres : la gentrification. Je propose de le jouer gratuitement. L et V de la maison du peuple, sont enthousiastes. L propose la réalisation d’un carnaval. La com est rapidement lancée. Il est décidé que nous jouerons le spectacle le vendredi soir, « à la sauvage », place Béteille, sur le trajet du carnaval.
5 jours, avant la venue des élus, les festivités officielles sont annulées. C’est un soulagement pour les habitant-e-s. Pas de présences policières excessives, pas d’hélicoptères, pas de circulations bloquée, pas de lacrymo, pas de répression, pas de cérémonie d’adoubement de ce viol mémoriel. On respire. LA MDP décide de maintenir la fête.
Le vendredi arrive, le carnaval est prêt. Une heure avant sa sortie, la MDP est assiégée par la police. Impossible de quitter les lieux. Ça dure toute la soirée. Les occupants sortent sur le toit avec la sono. Des extraits de notre spectacle sont passés, puis un discours. Les gens dansent sur le trottoir. Ça dure un quart d’heure environ. Il est décidé que le carnaval sortira le lendemain. Concernant le spectacle, nous cherchons un lieu de repli. C de la guinguette propose de nous accueillir. Globalement, il met à disposition le lieux pour le carnaval, les anti-TESO et les habitant-e-s.
Le samedi matin, j’ai rdv avec L, nous récupérons une sono dans un collectif anarchiste. L’accueil est mitigé. On me dit que généralement le matériel n’est pas prêté pour des spectacles ou des artistes qui génèrent des bénéfices ou vivent de leur travail. Je précise que je suis artiste et qu’il m’arrive fréquemment de vivre de mon travail. Je ris en disant que j’envisage de faire de gros bénéfices sur le présent concert. Boutade qui est accueillie froidement. Un personne du collectif dépose la sono sur la « place commune ». Je fonce chez moi pour rejoindre ma fille qui doit partir chez son père à 10h30. En fait, c’est 11h, puis 11h30, puis midi, puis pas du tout. Je cours acheter une pizza surgelée. Puis, je pars sans manger rejoindre la guinguette. JM est là, nous commençons à installer la sono. On fait des « balances » rapides. Le carnaval doit arriver, les gens sont à un spectacle dans le jardin Michelet, un peu plus haut. Tous le monde est installés. On est prêt.
Je tourne la tête. Derrière la grille, Il y a A qui s’avance avec un petit groupe. Il me regarde, claque sa langue et fait un geste de dénégation. « Non, non » ça veut dire. Je comprends immédiatement qu’il est venu avec ses copains encagoulés pour empêcher le concert. Sous la tonnelle de la guinguette, les nouveaux venus s’installent et improvisent une AG avec les gens présents. Nous sommes à côté, on ne nous convie pas spécialement. Ma fille, Ch, O, S et sa fille sont là. Tous le monde attend. Je fais les 100 pas, bouillant intérieurement. Je tente de m’assoir près du groupe. Je tente d’intervenir. Mais je n’y arrive pas. J’ai la gorge nouée par la rage. J’essaie de discuter avec d’autres membres du groupe venus avec A. Ils sont plus loin avec des banderoles. On m’explique que je suis instrumentalisée parce que je veux jouer mon spectacle et dire mes textes. L’argument est : « tu es instrumentalisée » point. Il semblait opportun aux gens du quartier, aux organisatrices du carnaval de fêter l’annulation de la cérémonie officielle. C’était une petite victoire. Pour cette raison la MDP nous avait invité. Le fait que je puisse savoir ce que je fais et que j’ai été invité en bon et du forme pour un évènement que je n’ai pas initié, n’est pas évoqué.
La petite troupe me dit que je ne peux pas jouer dans cet espace et que je dois déplacer la sono sur le trottoir pour être légitime. On m’explique beaucoup de trucs. Je dis que c’est absurde, la sono est déjà installée. Je dis que je suis une femme précaire qui habite le quartier, que j’ai écris un spectacle la dessus et que je compte le dire, que ma fille et mes amis sont venus, que des voisines vont arriver. Un type habillé tout en noir avec casquette, lunettes noires et masque, qui n’habite pas le faubourg vocifère qu’il en a rien à foutre.
Plus tard, je découvre qu’il n’y a que deux personnes qui vivent dans le quartier, que tous ont des marges ou des statuts. L’un est prof de fac, l’autre part régulièrement voir sa famille dans une grande capitale européènne. X part en week end. Y va demander à papa et maman un peu d’argent. Z va dans sa maison de famille, etc...
Sur ces entrefaites, je vois passer la sono devant moi. Les types qui l’avaient prêté le matin, repartent avec, sans qu’on ait pu jouer, dire ce qu’on avait à dire ou donné notre avis. Aucun d’eux n’a la moindre idée du contenu du spectacle. J’invective A : « tu veux me faire taire, toi aussi. Tu m’invisibilise comme la mairie, comme les flics, comme les graffeurs ». Il hoche la tête avec un air paternaliste. Lui le prof de fac, il sait. Il explique et je dois me taire. Je m’en vais furieuse et triste. La dessus, le groupe balance un punk dégueulasse dans une enceinte portative. JM et moi commençons à ranger notre matériel. Ch et O s’engueulent avec les censeurs. Ils se font insulter. Sans parler du procès d’intention qui est fait à leur apparente « normalité » . O dénonce des comportements de milice. On l’accuse de suffisance. On me dit que Ch méprise les gens qui n’ont pas fait d’étude. J’éclate de rire.. Ch est ma meilleure amie. Je n’ai jamais fait d’étude. Ch ne méprise que ce qui est méprisable. Les enfants regardent tout ça d’un air effaré. La dessus, A reviens vers moi, me tend un micro en disant « tiens, tu peux dire ton texte ». La situation est aberrante. On vient de tout débrancher. On a des pédales et des machines. JM explose « alors toi, t’es trop fort ! ».
Pendant ce temps, les rebelles taguent des slogans vengeurs et faute d’inspiration, ineptes. L’un d’eux : C+Teso = coeur. C étant le guérant de la guinguette. Son prénom est écrit en entier aux vues et aux sus de tous. L’insulte est rédigé au marqueur par le prof de fac.
Le lieu ne sera rien. La musique sera coupée coute que coute. Gagner une lutte n’est pas le sujet pour ceux pour qui elle n’est qu’une distraction Occuper le terrain, prendre le pouvoir, gagner des droits pas à pas est une idée méprisable pour ceux dont la politique ne ravage pas les corps. Jouir de la confrontation, fantasmer la violence au nom de la pureté révolutionnaire, voilà le seul projet pour ces gens. Un prof de fac cinquantenaire fait taire une femme précaire. La boucle est bouclée.
Ça s’est passé devant ma petite. Il fallait ça aussi, l’humiliation. Comme les flics, comme les collectivités, ces gens ne pensent pas à nos enfants, à ce que ça leur fait. Je la serre contre mon coeur. Nous partons. A la terrasse du café, on parle longuement. On finit par en rire. Par la suite, je me rapproche de n’avoir pas eu la bonne réaction. De ne pas avoir fait péter le son, d’avoir bafouillé. D’avoir pleuré comme une conne, sans même m’en rendre compte, d’avoir été sidérée encore une fois.
Et puis, je décide que je les annule de mon monde. Tout ça est une mauvaise blague. La misère morale, le sentiment d’impunité, la perversion, la fascination pour la violence, ces mauvaises jouissances de misérables, je les annule. Avec mes ami-e-s, je rigole de tout parce qu’il n’y aucune autre solution.
Le soir, je ne raconte presque rien à ma grande fille qui n’était pas là. J’édulcore. Je nous protège. Elle n’insiste pas. Elle sort. Je rejoins S et ma petite qui est chez elle. Nous parlons de la scène de l’après-midi avec les enfants. L, la fille de S n’a rien compris à cette brutalité. On parle, on parle et puis on rit, encore. Les filles vont jouer dans la chambre. S boit une bière et je fume un peu à la fenêtre ouverte. Devant nous, s’étale le cratère du chantier, désert. Sur le morceau de rue, quelques riverains se contorsionnent pour passer.
On sait que c’est finit. Pris entre le marteau et l’enclume, on ne peut pas lutter. On soupire un peu en regardant le carnage. On se demande ce qu’il nous reste.
Laquelle de nous deux commence à délirer, je ne sais plus. Mais très vite, nous décidons que nous somme sur la Rivièra et que la mairie est entrain de construire notre spa, piscine et boulodrome. A partir du chantier, nous échafaudons des scénarios délirants et absurdes que nous commençons à tourner les jours suivants.
Toute la soirée la place ravagée résonnent de nos éclats de rire et de ceux des enfants, juste à côté, accoudées à leur fenêtre . Face à l’adversité, il semble que nous en soyons toutes parvenues aux mêmes conclusions.
Le 21 juin, un concert de Jazz a lieu sur la « place commune » . La soirée se passe sans un accro. C’est un succès. D’autres concerts auront lieu par la suite, au même endroit, en toute quiétude.

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