Mise au point sur le Rojava

Des ravages du moindre mal et de l’anti-impérialisme en milieu anarchiste (II)

Pourquoi une mise au point sur le Rojava en 2024 ? A la fois au hasard de discussions, mais aussi parce que la forme la plus répandue de mythologie militaro-révolutionnaire sur le Rojava est réapparue en appui idéologique d’un engagement « anarchiste » dans la guerre en Ukraine, jusqu’à la valorisation du parcours de personnes étant passées d’une guerre à l’autre. Un engagement militaire au Rojava est à cette occasion présenté « naturellement » comme faisant autorité pour justifier de rejoindre les troupes ukrainiennes « en tout état de cause », la cause étant entendue gauchiste ou « anarchiste ».

Au-delà de cette actualité, l’éventail de questions soulevées par le « soutien au Rojava révolutionnaire » touche à tous les aspects essentiels de cette société auxquels se confronte plus que jamais l’aspiration révolutionnaire, tels que le rapport social capitaliste, la nature de l’État, le cours général vers la guerre.

Le nœud de la question du Rojava et de tous ses développements est à chercher dans son origine, d’où l’intérêt de relire aussi des analyses d’il y a une dizaine d’années. Le présupposé de beaucoup de défenseurs de « la révolution au Rojava », c’est l’amalgame entre la contagion des révoltes du « printemps arabe » en Syrie en 2011 et son enterrement en règle, notamment dans le cadre national kurde. Non, l’« Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie » – selon l’appellation officielle du « Rojava » sur la scène diplomatique internationale depuis 2018 – n’est pas l’émanation d’une lutte émancipatrice, révolutionnaire, avec ses forces et ses limites, c’est bien au contraire ce qui s’est organisé politiquement pour reprendre les choses en main, dans le cadre étatique et capitaliste. Comme le soulignaient Gilles Dauvé et Tristan Leoni en 2015 :

« Ladite révolution de juillet 2012 correspond en fait au retrait des troupes d’Assad du Kurdistan. Le précédent pouvoir administratif ou sécuritaire ayant disparu, un autre l’a remplacé, et une auto-administration appelée révolutionnaire a pris les choses en mains. Mais de quel « auto » s’agit-il ? De quelle révolution ? »1

Dès 2005, le KCK2 avait abandonné son objectif d’établir un État kurde séparé et plaidé à la place en faveur du fameux confédéralisme démocratique prôné par les écrits du fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, emprisonné à vie par la Turquie en 1999. Ce projet s’est concrétisé en 2012 lorsque le PYD a pris le contrôle d’une grande partie du nord de la Syrie et a passé un accord avec le gouvernement syrien. Le tour de passe-passe consiste à présenter ce transfert de pouvoir politique et militaire comme l’événement fondateur d’une révolution alors qu’il s’agissait bien plutôt d’assurer la continuité de l’État, contre toute velléité révolutionnaire. N’en déplaise au romantisme de gauche, tous les ingrédients progressistes, libéraux, écologistes et féministes dont s’est parée cette passation de pouvoir étatique sont plutôt le signe d’un enterrement de première classe qu’une expression de la lutte qui l’a précédée.

« On nous parle d’une dynamique populaire, certes engourdie par la guerre, mais pouvant ressurgir par la suite, plus tard. Il faudrait garder l’espoir, et surtout croire que l’humanité (ou le prolétariat) s’émancipera en faisant la guerre d’abord, et seulement ensuite la révolution. Ceci nous semble de la folie. C’est pourtant le choix qu’aurait fait le PYD et qui correspond au vieux schéma « révolutionnaire » (la classique phase de transition se limitant ici à une « révolution politique »). (…) Au Rojava c’est la guerre qui domine, guerre populaire si l’on veut, mais guerre tout de même. »3

Bien sûr, il faut toujours considérer, à l’époque et aujourd’hui, que cette reprise en main, cette reconfiguration nationale n’a pas éradiqué toute velléité de lutte, d’émancipation au-delà des cadres imposés. Garder l’attention à cela, c’est d’abord refuser de faire passer la reconstitution de l’État pour la continuation de la lutte ou, autrement dit, qu’il y aurait des intérêts communs, une quelconque convergence possible entre les deux.

Entretenir la confusion entre la lutte et son enterrement sous prétexte d’un « devoir de solidarité » est en réalité la pire chose que l’on puisse faire vis-à-vis de toute velléité de lutte qui se maintiendrait ou ressurgirait justement à contre-courant. Cette matrice idéologique est aussi ancienne que nos défaites – en particulier depuis l’avènement de la social-démocratie, notre fossoyeur en chef – et elle a toujours eu besoin de patries pour s’incarner, de la Russie bolchévique à la Chine maoïste ou au Cuba castriste en passant par les luttes de libération nationale sous divers emblèmes.

La lutte au Chiapas depuis les années 90 a été – et reste dans une certaine mesure – un étendard de cette matrice, sans que cela coïncide pour autant avec sa réalité complexe et contradictoire, dont une analyse sérieuse prendrait trop de place ici. Quoi qu’il en soit, une vision superficielle, de gauche, du Chiapas, est souvent convoquée par les zélateurs du « Rojava révolutionnaire » à l’appui de leurs thèses, notamment sur ces thèmes : autonomie, territoire, société civile, démocratie sans État, gouvernance participative, lutte armée, genre. Tous ces éléments sont à passer au crible de la critique mais le propre de la matrice idéologique est de les rendre indiscutables, en une machinerie redoutable qui a connu un essor considérable au sujet du Rojava. Au lieu de parler du sort de la lutte insurrectionnelle de 2011 et au-delà, au lieu de voir le mouvement national kurde comme antagonique à cette lutte, on nous enfume à coups de peuple, de militaro-féminisme, d’économie participative et de glorification de la « société civile », comme si celle-ci n’était pas l’espace par excellence de la collaboration de classe, l’autre face de l’État, son garant et son pilier.

Les polémiques internationales sur ces questions, sur le caractère révolutionnaire ou non de ce qui se passe au Rojava, sur le sens d’une solidarité à activer avec qui et quoi, contre quoi, ont vu le jour dès les premières années après 2011 notamment en milieu anarchiste (et au-delà) et sont toujours vives actuellement, lorsque le sujet revient sur la table.

Nous en résumerions les enjeux importants en ces termes :

  • Qu’est-il advenu de la vague de lutte du début des années 2010 face à la constitution de l’État du Rojava (l’« administration autonome »), derrière ce qu’on nous vend internationalement ?
  • De même, comment cette vague de lutte a-t-elle pu survivre à sa militarisation sous égide internationale, dans un contexte d’écrasement, de broyage des luttes en un profond merdier inter-impérialiste, depuis la répression des luttes de 2011 en Syrie jusqu’à la reconfiguration militaire internationale « contre Daesh », au prix d’alliances avec les oppresseurs internationaux ?
  • Quel contenu social, politique, émancipateur et dans quelle perspective pour cette « autonomie », si elle était autre chose qu’une restauration de l’État sous une nouvelle forme (démocratie populaire, communautaire…) et l’avènement de nouveaux gestionnaires ?
  • Autrement dit, quelle amorce d’attaque – voire même de critique – du rapport social capitaliste et de l’État dans le processus dont on parle au Rojava depuis tant d’années ?

Les réponses à ces questions ont été documentées au cours de la décennie écoulée et ne vont malheureusement pas dans le sens imprimé par les défenseurs de la « révolution au Rojava ». D’un point de vue théorique, l’évocation du « municipalisme libertaire » de Murray Bookchin tient généralement lieu de garantie à destination des anarchistes, comme s’il était acquis que cette doctrine gestionniste fut révolutionnaire et que l’on pouvait signer un chèque en blanc au fondateur du PKK, Abdullah Öçalan, qui s’y est converti en prison à la faveur d’une correspondance avec l’auteur et en a tiré sa propre doctrine, le confédéralisme démocratique. Ce tournant idéologique garantirait que ce qui se fait au Rojava sous l’égide du PKK et de son émanation plus large, le KCK, ne s’inscrirait plus dans la continuité de la conquête classique de l’État par un parti marxiste-léniniste mais rejoindrait, incarnerait même les aspirations émancipatrices du mouvement de 2011. Voici ce que Gilles Dauvé et Tristan Leoni analysaient en 2015 derrière ce vernis séduisant :

« Le PKK n’a pas renoncé à l’objectif naturel de tout mouvement de libération nationale. Quoiqu’il évite désormais un mot qui sonne trop autoritaire, c’est la création d’un appareil central de gestion et de décision politique sur un territoire que vise le PKK, aujourd’hui comme hier ; et il n’y a pas de meilleur mot qu’État pour désigner la chose. La différence, outre la qualification administrative, c’est qu’il serait tellement démocratique, tellement aux mains de ses citoyens, qu’il ne mériterait plus le nom d’État. Voilà pour l’idéologie.Automatic word wrapAutomatic word wrap
En Syrie, le mouvement national kurde (sous l’influence du PKK) a donc remplacé la revendication d’un État de plein droit, par un programme plus modeste et plus « baasiste » : autonomie, confédéralisme démocratique, droits de l’homme et de la femme, etc. Au lieu de l’idéologie d’un socialisme dirigé par un parti unique ouvrier-paysan développant l’industrie lourde, au lieu des références « de classe » et « marxistes », ce qui est mis en avant, ce sont l’autogestion, la coopérative, la commune, l’écologie, l’anti-productivisme et, en prime, le genre. »4

Le confédéralisme démocratique d’Abdullah Öçalan mis en œuvre par le PKK et ses avatars a trouvé sa première transcription politique en janvier 2014 dans la Charte du Contrat social5, véritable constitution qui définit les principes et l’architecture globale de l’organisation sociale et politique du territoire, autrement dit de l’État au Rojava. A en parcourir les articles, force nous est de constater qu’il s’agit comme pour toute constitution d’un rempart démocratique contre toute émancipation hors du cadre étatique et capitaliste, et donc contre la révolution. Dans son éloquent préambule, le texte « reconnaît l’intégrité territoriale de la Syrie et aspire au maintien de la paix intérieure et internationale ».

A propos de cette Charte du Contrat social, citons le texte « Rojava : fantasmes et réalités » de Zafer Onat (2014)6 :

« Sur ce point, il est utile d’examiner le Contrat du KCK définissant le confédéralisme démocratique qui forme la base du système politique du Rojava. Quelques points de l’introduction écrite par Ocalan méritent notre attention :Automatic word wrapAutomatic word wrap
« Ce système prend en considération les différences ethniques, religieuses et de classe sur une base sociale. » (…) « Trois systèmes juridiques s’appliqueront au Kurdistan : la loi de l’UE, la loi de l’État unitaire, la loi confédérale démocratique. »Automatic word wrapAutomatic word wrap
En résumé, il est affirmé que la société de classe demeurera et qu’il y aura un système politique fédéral compatible avec le système mondial et l’État-nation. De concert avec cela, l’article 8 du Contrat, intitulé « Droits et Libertés Politiques de la Personne » défend la propriété privée et la section C de l’article 10 intitulé « Responsabilités de base » définit la base constitutionnelle du service militaire obligatoire en affirmant « En cas de guerre de légitime défense, comme une exigence de patriotisme, il y a la responsabilité de s’engager activement dans la défense de la patrie et des droits et libertés élémentaires. » Alors que le Contrat affirme que le but n’est pas le pouvoir politique, nous comprenons aussi que la destruction de l’appareil d’État n’est pas non plus visée, ce qui signifie que le but est l’autonomie au sein d’États-nations existants. Lorsqu’on considère le Contrat dans son intégralité, il est clair alors que l’objectif proposé ne va pas au-delà d’un système démocratique bourgeois qui est appelé le confédéralisme démocratique. Pour résumer, bien qu’il y ait une similitude entre les photos de deux femmes qui portent des fusils, fréquemment diffusées sur les média sociaux, l’une prise durant la guerre civile espagnole, l’autre prise au Rojava, similitude dans le sens où ce sont des femmes qui luttent pour leur liberté, il est clair que les personnes qui combattent l’EIIS au Rojava n’ont pas à ce stade les mêmes buts et idéaux que les ouvriers et les paysans pauvres qui ont lutté au sein de la CNT-FAI afin de vraiment supprimer l’État et la propriété privée. »

De là à dire que la CNT, à partir de 1936, luttait pour « supprimer l’État et la propriété privée », il y a un pas qu’il n’est pas permis historiquement de franchir, eu égard à son abandon du communisme libertaire, sa compromission dans la République et la soumission à la logique de guerre contre celle de la révolution. A propos du Rojava comme à présent de l’Ukraine, aussitôt que « la société », « le pays », le « peuple » et ses variantes tels que tribus, ethnies etc. deviennent des sujets à part entière dans le discours, c’est que l’on a déjà accepté de lâcher sur l’essentiel, à savoir la démarcation de classe et la démarcation avec l’État. « La société » et « le peuple » sont des abstractions vis-à-vis du rapport social capitaliste qui les sous-tend, de la lutte des classes, de la nature oppressive de l’État, mais ils prennent corps, se matérialisent comme force idéologique concrète de par la paix sociale, la servitude citoyenne, l’union nationale…

En analysant la propagande en faveur de la guerre sous drapeau anarchiste, on a l’impression que la guerre n’est pas du tout comprise pour ce qu’elle est, un paroxysme de notre défaite, mais comme une circonstance sociale comme une autre à laquelle il est possible de participer « en tant qu’anarchiste » voire même comme un prolongement de la lutte par un autre moyen, porteuse d’émancipation, au prix du sacrifice de nos vies mais pas de nos principes. Exit la question cruciale de l’insubordination, du refus de la conscription et du défaitisme révolutionnaire vu que, dans cette optique, elle ne se pose même pas, en une sorte d’inversion totale de tout point de vue subversif. Une fois que « des camarades » ont décidé « d’y aller en tant qu’anarchistes », nous devrions respecter leur « libre-arbitre » et les soutenir, sous peine de « défaut de solidarité », de « défaut d’internationalisme » ! Face à l’antagonisme réel entre guerre de classe et guerre impérialiste, entre se battre contre l’État et les frontières et se battre aux frontières pour l’État, toute esquive ou tout louvoiement ouvre ainsi le champ libre à l’horizon démocratique bourgeois et ses non-choix entre la guerre et la paix, entre l’engagement militaire et le pacifisme, entre une solidarité dévoyée, incantatoire, et la résignation.

Pour réussir cette monstruosité de justifier la guerre et la défense nationale au nom de la lutte et de l’anarchisme, c’est au prix de remarquables contorsions qu’il s’agit d’escamoter à la fois l’État et ce que serait réellement une lutte contre la guerre, d’un point de vue de classe, à savoir le défaitisme révolutionnaire, la guerre de classe contre les exploiteurs, contre la machine de guerre, dans tous les camps. Que cette lutte n’éclate pas automatiquement ne justifie pourtant en rien de s’embrigader au front. Au Rojava comme en Ukraine, on nous assure qu’aucun camarade ne se bat pour l’État, soit que celui-ci serait pour ainsi dire inexistant comme au Rojava soit que l’on agirait « à côté » de l’État et pas « à ses côtés » comme en Ukraine, où le gouvernement et l’OTAN s’accommoderaient de l’action de groupes armés sous drapeau noir ne répondant aux ordres d’aucun État-major ! Il s’agirait ainsi dans les deux cas d’un vaste mouvement « de résistance » et « d’autodéfense ». « Auto » tend à indiquer ici que des camarades se battraient directement pour leurs propres intérêts collectifs, sans la médiation étatique. Celle-ci est pourtant bien à la manœuvre car en se battant contre les assauts des armées environnantes ou de Daesh sous tel ou tel drapeau, les prolétaires enrôlés se battent en réalité pour une nouvelle gestion locale du Capital. Nous parlions de souplesse tactique, et il en faut à la mesure du merdier inter-impérialiste, lorsque « l’autodéfense » doit s’accommoder d’alliances militaires avec des puissances impérialistes locales et internationales.

Ainsi, parler de « la lutte dans telle région », de « telle région en lutte » ou de manière plus exaltée de « la révolution dans telle région » est totalement équivoque tant que l’on ne clarifie pas ce qui précède. En octobre 2014, lors de l’attaque de Kobané, l’économiste états-unien de gauche David Graeber déclarait dans une interview au journal The Guardian qu’il s’agissait bel et bien d’une révolution comme en Espagne en 1936 et exhortait à la solidarité internationale, ravivant le modèle des « brigades internationales » (dans lesquelles son père s’était porté volontaire en 1937) dont il occultait au passage qu’elles furent organisées par la contre-insurrection stalinienne, en parallèle à la militarisation fatale des milices révolutionnaires. Rien de nouveau sous le soleil voilé du Capital, entre communication et diplomatie parallèle :

« En décembre 2014, tandis que des fonctionnaires subalternes du Rojava rencontraient les militants américains Janet Biehl et David Greber, le haut responsable du PKK/PYD, Saleh Muslim, discutait de collaboration militaire avec le « néocon » étasunien Zalmay Khalilzad. »7

A ce sujet, piochons ce qui suit dans la « Lettre à des amis ‘rojavistes’ »8 :

« En ce qui concerne le plan diplomatique, les représentantes des YPG sont régulièrement envoyées dans les pays occidentaux pour nouer des contacts. Le temps où ils étaient présentés comme totalement isolés, victimes de leur positionnement révolutionnaire (alors même que leur commandante était reçue à l’Élysée) est révolu. Leur présence aux négociations de Genève a été empêchée par les efforts de la Turquie, alors que des pays comme la Russie y étaient favorables. Le gouvernement du Rojava a d’ailleurs ouvert une représentation diplomatique à Moscou en février dernier, occasion d’une agréable petite fête (idem à Prague en avril).

D’un point de vue politique, diplomatique et militaire, la direction du PYD/YPG, courtisée tant par les États-Unis que par la Russie, a su avec opportunisme faire monter les enchères et tirer son épingle du jeu ; c’est-à-dire renforcer son poids politique en obtenant un soutien militaire et une quasi reconnaissance internationale.

Quant au soutien médiatique, il est très répandu et particulièrement positif. En France les combattants des YPG (et surtout les combattantes des YPJ) sont présentés comme des parangons de courage, de féminisme, de démocratie et de tolérance. C’est le cas d’Arte à France 2 en passant par LCP, idem à la radio où, de Radio Libertaire à Radio Courtoisie en passant par France Culture, on vante les combattantes de la liberté. »

Si le PKK lui-même est toujours considéré comme une « organisation terroriste » par les organisations terroristes qu’on appelle grandes puissances, son avatar kurde le PYD et ses branches armées YPG & YPJ ont bel et bien une existence sur la scène diplomatique et militaire internationale. La raison en est simple : au-delà des discours, les puissances ne se cherchent pas des alliés en fonction de leur degré d’accomplissement de la démocratie libérale (et encore moins « locale » ou « populaire ») mais en fonction de leur capacité à contrôler la région qu’ils couvrent et à y discipliner le prolétariat. Or, en dépit des poncifs véhiculés, ce ne sont pas les assemblées de quartiers ou les coopératives de production qui représentent la force politique au Kurdistan (tout au plus servent-elles de miroir aux alouettes idéologique), c’est le PYD et ses branches armées, CQFD. Pour reprendre les termes de Gilles Dauvé et Tristan Leoni, « on n’a encore jamais vu l’État se dissoudre dans la démocratie locale ».

Or c’est ce que prétendent les défenseurs – notamment sous drapeau anarchiste – de « la révolution au Rojava », faisant leur ce que le leader du PKK emprisonné Abdullah Öçalan résumait en ces termes en 2005 :

« Le confédéralisme démocratique du Kurdistan n’est pas un système étatique, c’est un système démocratique d’un peuple sans État… Il tire son pouvoir du peuple et adopte des mesures pour atteindre l’autosuffisance dans tous les champs y compris l’économie. »9

Parler ainsi de « démocratie sans État » (subtil oxymore) ou de « société sans État » au Rojava ne tient pas sérieusement la route, d’un point de vue politique, institutionnel, militaire.

Il y a bien au Rojava un État « avec un gouvernement dirigé par le « parti unique » PYD, des ministères, une multitude de mini-parlements, des cours de justice, une « Constitution » (appelée « Contrat social »), une armée (les milices YPG/YPJ de plus en plus militarisées), une police (les Asayish) qui impose l’ordre social interne (…). »10

Plus globalement, comme le rappelle l’autre texte repris dans la même brochure :Automatic word wrapAutomatic word wrap
« L’État est également et principalement le résultat de rapports sociaux spécifiques. Cela signifie qu’il se fonde sur la dynamique du rapport entre les classes sociales et leur rapport à la propriété. Ainsi, là où les classes et la propriété privée sont préservées, il y a un État. »11

Y est également dénoncé le fait d’« abandonner la vision d’une révolution sociale en tant que processus global et s’accrocher à l’idée de la révolution dans un seul pays ». Qu’il s’agisse au Rojava de démocratie « populaire », assembléiste, conseilliste… n’enlève rien à son caractère bourgeois, c’est-à-dire tout simplement conservateur des rapports sociaux existants. Ici prend son sens la question de la radicalité, qui n’est ni un titre que l’on s’arroge, ni un jugement de valeur. Si l’on considère que la cause de nos misères vient d’un manque d’égalité, d’un déficit démocratique dans la gestion des affaires, d’un problème de gouvernance, alors tout projet bourgeois progressiste peut passer pour une révolution. Si l’on considère au contraire que la cause de nos misères est le rapport social capitaliste lui-même et non son mode de gestion, que l’État et la politique n’en sont que l’appendice et pas un outil neutre dont s’emparer… alors il sera déjà plus difficile de nous embrigader sous ces drapeaux.

« Certains textes anars n’évoquent le Rojava que sous l’angle des réalisations locales, des assemblées de quartier, quasiment sans parler du PYD, du PKK, etc. Comme s’il ne s’agissait que d’actions spontanées. Un peu comme si, pour analyser une grève générale, on ne parlait que des AG de grévistes, des piquets de grève, sans s’occuper des syndicats locaux, des manœuvres de leurs états-majors, des négociations avec l’État et le patronat…

La révolution est de plus en plus vue comme une question de comportement : l’auto-organisation, l’intérêt pour le genre, l’écologie, la création du lien, la discussion, les affects. Si on y ajoute le désintérêt, l’insouciance quant à l’État et au pouvoir politique, il est logique de voir bel et bien une révolution, et pourquoi pas « une révolution des femmes » au Rojava. Puisqu’on parle de moins en moins de classes, de lutte des classes, qu’importe que cela soit aussi absent des discours du PKK-PYD ? »12

Ce point est très intéressant et mériterait d’amples développements. La question cruciale de l’affirmation de notre communauté de lutte contre toutes les fausses communautés capitalistes (politiques, sociales, culturelles, religieuses, « ethniques »…) comprend à part entière la dimension des affects et des comportements (ce dont l’acceptation collective est loin d’être acquise) et l’affirmer, c’est mettre en lumière ce que l’on a à se réapproprier sur ce terrain dévasté, en se renforçant et en luttant ensemble contre l’aliénation individuelle et relationnelle, contre la reproduction collective de toutes les formes d’aliénations dont les matrices sont le racisme, le sexisme, le validisme.

Le détournement violent de ce besoin vital consiste par contre à faire disparaître la question non moins cruciale du contenu de la lutte en utilisant celle des affects, des comportements et des signes formels comme un substitut, un artifice, un cache-misère. C’est le cas à propos du Rojava, avec une profusion de témoignages très émotionnels contribuant à cette entreprise idéologique. Non que ces témoignages soient nécessairement faux mais ils sont isolés de leur dynamique générale pour nous faire oublier que le vrai – l’amorce d’affranchissement de certains carcans sociaux – peut être un moment du faux, en l’occurrence de la soi-disant « révolution au Rojava ». En tant que moment du faux, le vrai se réalise alors dans l’accomplissement égalitaire du sacrifice patriotique. On ne peut décidément partir à l’assaut du ciel avec du plomb national dans l’aile.

C’est à partir de là que nous pensons qu’il faudrait analyser le phénomène de la jinéologie, la « science des femmes » prônée comme composante du confédéralisme démocratique au Rojava, comme l’autre face du « féminisme martial » amplement promotionné.

Comme le rappelaient fort justement Gilles Dauvé et Tristan Leoni :

« Le caractère subversif d’un mouvement ou d’une organisation ne se mesure pas au nombre de femmes en arme. Son caractère féministe non plus. Depuis les années 60, sur tous les continents, la plupart des guérillas ont comporté ou comportent de très nombreuses combattantes, en Colombie par exemple. C’est encore plus vrai dans les guérillas d’inspiration maoïste (Népal, Pérou, Philippines, etc.) appliquant la stratégie de « Guerre populaire » : l’égalité hommes/femmes doit contribuer à mettre à bas les cadres traditionnels, féodaux ou tribaux (toujours patriarcaux). C’est bien dans les origines maoïstes du PKK-PYD que se trouve la source de ce que les spécialistes qualifient de « féminisme martial ». »13

Ajoutons que ce confédéralisme ne se présente absolument pas comme un dépassement des fausses communautés capitalistes (et notamment « ethniques ») mais comme leur agencement raisonné, dans le déni organisé et systématique de la contradiction de classe. Par comparaison, en Iran en 1979, même les leaders musulmans d’opposition au régime du Shah parlaient de lutte des classes, évidemment pour mieux enterrer le mouvement de lutte qui commençait à prendre une tournure insurrectionnelle.

Dans le large spectre de « soutien au Rojava », les organisations marxistes-léninistes tels que le Parti Socialiste de Lutte et le Secours rouge jouent un rôle actif. Ce dernier se flanque à Bruxelles d’alliés « libertaires » bien complaisants en guise faire-valoir non dogmatiques et anti-autoritaires, et milite pour le « Soutien à la lutte pour la révolution des peuples du Rojava et d’ailleurs, contre les islamistes, les USA, l’OTAN et les états réactionnaires ! » en nous invitant implicitement à fermer les yeux – c’est une manie historiquement éprouvée, chez les marxistes-léninistes – sur toutes les alliances militaires et géostratégiques qui ont démenti cet étendard rassembleur. Les « vieilles dissensions » au vestiaire, on collecte pour des sparadraps et on distille sa propagande. Moins naïves que les soutiens « anarchistes », ces organisations sont parfaitement conscientes (et même rassurées par le fait) qu’il y a bel et bien un État au Rojava, a fortiori avec leurs homologues locaux aux manettes. L’opportunisme stratégique de ces organisations marxistes-léninistes rejoint naturellement celui du PKK, qu’elles considèrent aussi, avec le PYD, comme « progressiste », en opposition aux « États réactionnaires » voisins, vieille antienne anti-impérialiste, tout en entérinant le ravalement de façade éco-féministo-libertaire aux allures de changement de paradigme idéologique. Si refuser les bases mêmes d’un tel front de soutien, c’est être puriste, comme on l’entend souvent, alors oui, soyons résolument puristes, plus que jamais et jusqu’au bout !

La question est comme toujours de ne pas nous faire passer des vessies social-démocrates pour des lanternes révolutionnaires, de ne pas nous embrigader dans une campagne de soutien à n’importe quelle restructuration étatique, économique et même sociale sous couvert d’internationalisme révolutionnaire. A propos du Rojava comme de l’Ukraine, l’argument selon lequel ce qui se fait sur place – et notamment par des « camarades » sous « notre » bannière (misère de la famille !) – a plus de valeur que ce que nous pouvons en penser ici, ou encore affirmer que là-bas on agit alors qu’ici l’on théorise, c’est la négation même d’une solidarité internationaliste, sa dissolution dans le mythe du libre-arbitre et l’enfermement dans les camps nationaux. Toute entrée en guerre possède un potentiel d’éclatement des contradictions sociales mais il n’y a là aucun déterminisme et ce qui prédomine au moins dans un premier temps, c’est l’oblitération de la lutte et la subjugation idéologique. L’exposition aux éclats d’obus n’offre aucun surplus de clairvoyance.

Ces tentatives de hiérarchisation, de séparation et d’atomisation au nom du statut de « concerné.e » ont en fait une origine bien triviale. Chaque fois que l’anarchisme renonce à être révolutionnaire, il se vide de sa substance et se dégrade en une variante zélée du gauchisme, tout en s’ignorant comme tel et fonçant derechef tête baissée dans ses poncifs les plus éculés : autodétermination des peuples, anti-impérialisme, libération nationale, lutte armée séparée, programmes minimum (« réaliste ») et maximum (rhétorique révolutionnaire), soutien dans le monde à tous les fronts de collaboration de classe.

Or, affirmer que le mouvement révolutionnaire est internationaliste, c’est affirmer que « la critique camarade doit circuler dans toutes les directions afin d’être une partie constructive du processus de création d’une théorie et d’une pratique communes. »14

Une chose est d’analyser et de comprendre la dynamique sociale qui pousse à réclamer ou défendre un mode de gestion (marchand) « plus coopératif » contre un autre plus directement dicté par les impératifs du marché mondial, autrement dit une production ménageant une certaine marge de subsistance contre une économie totalement déracinante et nous enchaînant à l’industrie… Autre chose est de l’accepter comme un programme « révolutionnaire » ou une « étape vers la révolution ». Autre chose encore est de promotionner la transposition politique de cette illusion, par la défense d’une politique plus « participative » et plus soucieuse de la paix sociale contre une politique plus verticale et frontale. Autre chose enfin est de défendre une union nationale plus accomplie comme une « autodéfense révolutionnaire »… sans voir comment l’État et donc le capital restent intégralement à la manœuvre. Car c’est précisément par là qu’on nous ramène sempiternellement dans le même bourbier catastrophique, dans le giron de la politique ; c’est par là aussi qu’est fondamentalement nié le caractère autoritaire de la marchandise et de la valeur régnant sur nos vies ainsi que toute perspective de s’en émanciper radicalement et définitivement. Voilà bien la couleuvre de la « révolution au Rojava » que l’on tente de nous faire avaler, que ce soit par opportunisme politique ou par besoin d’exotisme en palliatif d’une perte totale de sens révolutionnaire.

Il est également important de voir que ces programmes de « démocratie populaire », directe, participative ou de « bonne gouvernance » communautaire jouent nettement plus un rôle de mobilisation idéologique, de propagande, en tant que modèle pseudo-révolutionnaire à défendre pour maintenir sous perfusion la matrice idéologique du socialisme dans un pays (actualisé aux teintes écologiques, féministes, inclusives, anti-autoritaires…), qu’ils ne représenteraient une alternative réelle significative pour le capitalisme en matière de maintien de la paix sociale à travers le monde.

Au terme de cette brève mise au point, nous voudrions revenir sur une question tout aussi malmenée que vitale : la solidarité. Aussi valables soient nos arguments, ne les aurions-nous pas dressés tel un mur entre nous et ceux envers qui l’on nous appelait à la solidarité ? Avons-nous le droit d’appeler en quelque sorte à nous détourner d’une « expérience » qui, en dépit de ses faiblesses et fourvoiements idéologiques, aurait besoin de notre soutien face à ses ennemis qui ne feront pas de quartier ? Ne vaudrait-il mieux pas rallier un front de solidarité un peu trop large que de risquer de rater, comme l’exhortait David Graeber, un rendez-vous historique avec une nécessité de solidarité révolutionnaire ? Aussi sincère en soit l’intention, ces remarques n’en relèvent pas moins d’une vision tronquée, déformée de ce que devrait être notre solidarité de lutte, de classe.

Que l’on ait rendez-vous avec l’Histoire jusque dans les plus petits événements, reprenons-le à notre compte, mais tout dépend dans quel courant – ou contre-courant – de l’Histoire l’on entend s’inscrire. Du point de vue révolutionnaire, l’alternative à laquelle nous confronte cette question de la solidarité est la suivante : soit nous nous résignons à la séduction des « fronts de lutte » en galvaudant nos principes, soit nous repartons du contenu de la lutte et de ses perspectives, en affirmant non seulement avec quelles ruptures nous nous solidarisons – que celles-ci s’incarnent dans des actions sporadiques ou soient portées par un mouvement plus ample – mais aussi contre quoi. Contrairement à ce que distillent le relativisme et le cynisme ambiants, les principes, d’un point de vue subversif, ce n’est pas ce qui dispense de penser, c’est au contraire la manière dont on pense sa propre lutte dans le fil historique de son antagonisme à tous les partis de l’ordre qui se sont succédés au cours de l’Histoire à travers le monde, depuis le début des sociétés de classe, ces sociétés d’appropriation, d’exploitation, de domination, d’aliénation.

Nous parlions plus haut du glissement savonneux d’un certain anarchisme appauvri et désorienté vers le gauchisme le plus caricatural ; la question de la solidarité n’y échappe pas. D’un point de vue internationaliste, la solidarité vis-à-vis de toute rupture se radicalisant où que ce soit dans le monde s’incarne avant tout dans la lutte là où l’on se trouve, contre « ses propres » exploiteurs, contre « son propre » État, contre tout sacrifice. Or, à propos du Rojava comme du reste du monde, le stade suprême de la conception et de la pratique gauchistes de la solidarité se résume au recrutement et au soutien par procuration : se mettre au service de « la cause » (ici, voire sur place) et récolter du « soutien » (collecte de fric et relais de propagande) après en avoir préalablement accepté le frontisme, les drapeaux et le floutage des démarcations essentielles (classes, État).

Une citation dont la portée peut être étendue au reste du monde nous aidera à conclure :

« (…) pour que les événements au Rojava deviennent vraiment révolutionnaires, il est nécessaire de dépasser le contenu existant qui représente l’autodéfense des vies, de la culture, de la langue, de l’ethnicité, du territoire, de l’économie locale, des emplois, des droits civiques et religieux. Il faudrait que les événements aillent plus loin. Vers un contenu qui représente une phase offensive. Il ne s’agira pas d’activisme civique et de simple gouvernance démocratique, mais de lutte de classe prolétarienne. »

« Plus loin » mais donc surtout dans une tout autre direction que celle prise au Rojava.

« En pratique, cela présuppose des manifestations de lutte qui subvertissent les piliers du Capital, comme les classes, la propriété, l’échange, le travail, l’argent, le marché, l’État – et en même temps la création non seulement de différentes formes organisationnelles, mais surtout d’un contenu social différent. Ce n’est pas encore le cas au Rojava. (…) Il ne s’agit pas de se détourner du Rojava, mais également de ne pas accepter le soutien acritique de tout ce qui s’y passe. Ni rejet, ni romantisme. Maintenons une vision lucide et sans propagande. »15

Renouer avec une solidarité de classe, de lutte, internationaliste, commence par le fait de refuser les injonctions idéologiques et les non-choix qu’on nous présente comme incontournables, de rompre avec la complaisance vis-à-vis des fronts de soutien fourre-tout pour affronter les questions cruciales, délicates, qui sont souvent aussi « les questions qui fâchent », surtout lorsque la critique du contenu, de positions, de pratiques, est vécue ou retournée comme une « attaque » ou comme une « trahison ». Mettre en lumière et tenter de contribuer à résoudre les dévoiements et contradictions vécues au sein de notre communauté de lutte, cela fait partie de la lutte. Les cibles de la critique, derrière tout cela, demeurent bel et bien ceux qui nous utilisent sciemment dans leurs calculs politiques « militants » et, au-delà, l’État et l’ordre social auxquels ces calculs profitent en dernier ressort.

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