Sur la question Juive
Des terminologies douteuses : de l’antijuifisme, du philosémitisme
Il est habituel pour les critiques du PIR, et peut-être principalement les détracteur.ices d’Houria Bouteldja, de lancer des accusations d’antisémitisme. Il me semble cependant que leurs critiques ne tombent jamais très juste. Si les juifves jouent un rôle central dans les conceptions politiques de Bouteldja, c’est avant tout par rapport à leur rôle ambigu dans les hiérarchies raciales modernes. Cette ambiguïté, elle-même une production impérialiste et coloniale, est très largement offusquée par certaines terminologies douteuses que Bouteldja emploie.
Le premier de ces termes est très certainement “philosémitisme” (souvent “d’État” pour en indiquer la forme structurelle) [1]. Si ce terme peut être interprété comme faisant référence à une forme d’antisémitisme, de la même manière que la négrophilie combine essentialisation, sexualisation, exotisation et appropriation des “cultures” et corps noir.e.s, le terme a pour autant une histoire toute particulière qui pousse au scepticisme quant à son emploi, plutôt qu’à une réelle compréhension du sens qu’on veut lui donner. En effet, l’origine réellement antisémite de l’injure “philosémite” ne devrait pas être prise à la légère (même s’il faut reconnaître que ce terme a pris une certaine indépendance par rapport à ses racines purement antisémites, au sein de la littérature académique, qu’il faudrait alors connaître pour comprendre Bouteldja). Les États occidentaux se présentent bien comme “amis” des juifves dans la mesure où ceux-ci participent à un “devoir de mémoire” (pour le moins hypocrite et tronquée) concernant l’Extermination nazie, et qu’ils soutiennent économiquement, juridiquement, scientifiquement et militairement les politiques coloniales israéliennes [2]. Cependant ces politiques, contrairement à la négrophilie, sont plus l’expression d’une manipulation politique des hiérarchies raciales et gouvernementales, que d’une appréciation culturelle (de surface et exotisante) du judaïsme dans sa diversité. De fait la négrophilie induit de l’appropriation culturelle à échelle industrielle, alors que les relations institutionnelles et commerciales avec Israël se font presque aussi discrètes que les rétro-commissions françafricaines, sans jamais conduire à une appropriation matérielle de cultures juives. Il me semble donc qu’en plus de porter en lui un bagage antisémite, le terme “philosémitisme” n’est peut-être pas réellement approprié pour décrire le rapport entre les États et les juifves d’Europe. Il ne me revient pas de proposer un meilleur terme, mais je me permettrai simplement d’indiquer que ces efforts de commémoration sont principalement axés sur des initiatives dépolitisantes et à tendance sioniste (avec leurs prismes messianiques, racialo-centrés, par exemple avec la répétition du terme “Shoah”) — où la droite extrême israélienne invite régulièrement l’extrême-droite occidentale. On peut dire que ce que Bouteldja appelle confusément “philosémitisme d’Etat”, est très proche de ce que Joseph Massad définit comme “pro-sionisme” [3].
Si nous pouvons peut-être nous accorder sur la sémantique racialisante du terme “philosémitisme”, il en est un autre qui porte à confusion, celui d’antijuifisme. L’incompréhension de ce terme de Bouteldja par un pan non négligeable de la gauche aussi bien juive que non-juive, laisse entendre que si elle souhaite séparer l’antijuifisme anticolonial (qui “exprime la haine ou le ressentiment du colonisé envers son colonisateur” [4]) de l’antisémitisme qui a un “foyer originel”, “européen” et “produit de la modernité” [5], leur séparation n’est pas aussi claire qu’elle en donne l’impression. On ne peut oublier, au moins depuis Fanon, que les colonisé.e.s haïssent les colons, et que, par conséquent, les palestinien.ne.s ne peuvent être empli.e.s d’amitié envers les colons israéliens, bien au contraire. Le judaïsme étant le critère racial central de l’état colonial israélien [6], il n’est pas étonnant que certain.e.s colonisé.e.s palestinien.ne.s projettent leur haine du colon sur les juifves indistinctement. S’en étonner ou s’en indigner unilatéralement reviendrait à sous-estimer les effets du colonialisme. Cependant trois choses sont peu claires. Tout d’abord, le choix du mot “antijuifisme”, qui entre en compétition avec le terme “judéophobie” qui semble pourtant plus à même d’expliquer les multiples facettes de cette haine du colon sans pour autant lui apposer, comme le ferait “antijudaïsme”, la marque occidentale. Ce choix me semble explicable par le rejet du terme “judéophobie” et son ancrage dans les développements théoriques des juifves elleux-mêmes, au point de vouloir créer un néologisme difficilement traduisible en dehors du français. Ce n’est pourtant pas faute de théorisations de la judéophobie qui la différencie franchement du projet antisémite occidental [7]…
La seconde difficulté est l’apparente staticité avec laquelle Bouteldja pense les idéologies politiques dans le monde musulman, mais surtout, la différence fondamentale qu’elles auraient avec la Modernité coloniale. Pourtant, il est assez connu que différentes tendances modernisatrices se sont répandues dans “le monde arabe” à travers l’influence impériale européenne que préparait déjà l’influence ottomane. Le nationalisme et l’Islamisme étant deux formes de ces tendances modernisatrices qui ont eu et ont encore une influence notable dans “le monde arabe”. Si ces idéologies se sont déjà laissées convaincre par de nombreuses catégories politiques et sociales issues de la Modernité, il me paraît exagéré de supposer qu’elles n’aient pas été aussi une porte ouverte à l’introduction de l’antisémitisme. Je pense au contraire que l’on peut parler, au moins à une certaine échelle, d’une islamisation de l’antisémitisme [8]. Un “antijuifisme” qui s’exprime en français et qui le plus souvent s’adresse à des français.e.s a peu de chances d’être séparé des mécanismes antisémites occidentaux que ce néologisme exotiserait.
Le troisième problème auquel on se retrouve confronté.e.s, c’est l’absorption quasi-totale des colonisé.e.s palestinien.ne.s dans une sorte d’Ummat qui finit par s’amalgamer magiquement aux discours de personnes issues de l’immigration, en France, avec ceux que pourraient tenir les palestinien.ne.s, comme s’il s’agissait presque exactement de la même chose ou d’une prolongation filiale. Pourtant, si cette Ummat permet réellement un certain sentiment de fraternité et de solidarité envers la Palestine, il est loin d’être évident que des français.e.s ou résident.e.s français.e.s partagent un même champ idéologique, appartiennent à la même épistémologie pourrait-on dire, que les palestinien.ne.s. Il n’y a pas de front uni international derrière les organisations palestiniennes, la défense de leurs lignes politiques et leurs choix ne se retrouve pour l’instant que dans la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions, la première et la seule apparition d’une collusion organique. Or de fait BDS ne rejette pas explicitement l’existence de l’Etat sioniste, des colonies, c’est une lutte très précisément délimitée. Si la défense des “indigènes” de la République française face à des accusations d’antisémitisme est peut-être louable, elle ne peut pas l’être de principe sans se garder d’alimenter les raccourcis euro-centrés et d’un différentialisme trop simplistes.
La production coloniale du Sémite
Il me semble que la confusion que produisent les termes précédents indiquent un aspect plus dommageable des écrits de Bouteldja sur l’antisémitisme : le “Juif” (universel) n’est chez elle pas réellement un produit du colonialisme historique, ou, en tout cas, il n’est pas explicité comme tel. Ironiquement, elle reproduit l’exceptionnalisme de l’antisémitisme, qu’elle rejette pourtant en général, au sein de ses propres rapports aux juifves. Si elle a, à mon avis, très bien compris la façon dont le sionisme a produit en partie le “Juif” contemporain, et qu’il alimente la machine à produire l’antisémitisme, l’origine historique de l’antisémitisme n’est jamais vraiment explicitée dans ses publications. Car si elle se refuse à “universaliser l’antisémitisme, en faire un phénomène intemporel et apatride” [9], elle n’indique jamais vraiment son appareil théorique, et sa prose parfois excessivement opaque et ambiguë facilite ainsi les accusations d’antisémitisme. Si l’on écrit un texte qui s’adresse à des juifves, certainement sionistes, qui n’ont aucune des clés pour saisir la spécificité de la colonialité [10], on ne peut s’étonner que la politique de la différence dont use Bouteldja, ne fait que convaincre d’autant plus les expectionalistes juifves de la spécificité de l’antisémitisme (que Bouteldja ne comprendrait donc pas). Alors, si l’on en revient à l’affirmation selon laquelle “l’antisémitisme est européen. Il est un produit de la modernité” et qu’avec le PIR, et bien d’autres encore, nous acceptons la centralité de 1492 comme structurant la Modernité coloniale (tout en rappelant avec Patrick Wolfe que le colonialisme n’est pas un événement, mais une structure), il nous faut en même temps voir que le colonialisme ibérique se développe parallèlement dans les Amériques et en Espagne. En effet, si le système d’exploitation économique espagnol dans les Amériques, l’encomienda, dirigée par l’encomendero, est connu, on se pose moins souvent la question de son importation qui vient pourtant de l’exploitation et la spoliation des musulman.e.s et des juifves lors de la “Reconquista”. 1492 est aussi la date qui annonce les conversions massives de juifves (Marranos et séfarades) et de musulman.e.s (Moriscos), la fin de la “Reconquista” et le début de l’expulsion des juifves d’Espagne ainsi que l’instauration des règles de pureté de sang (Limpieza de sangre) portées par la Couronne et l’Inquisition catholique. Tout ceci converge d’une manière qui influencera la pyramide raciale moderne reposant sur la nouvelle catégorie du “Nègre” [11].
Avec ce genre d’histoires et la présence importante de juifves dans le “monde arabe”, il n’est pas surprenant que les sciences raciales développent la catégorie de “Sémite” pour inclure, avec plus ou moins de nuances, les sujets coloniaux Juifs et Musulmans (et finalement les chrétiens arabes) dans un même groupe racial. Faisons un petit détour historique pour essayer comprendre tout ça.
Ce n’est réellement qu’avec l’invention de l’antisémitisme (que l’on pourrait dater en 1879 avec la publication de Wilhelm Marr “La victoire de la judéité sur la germanité”) que les juifves d’Europe revêtiront alors l’habit “Sémite” plutôt que celui d’assassins du Christ (qui caractérisait jusqu’alors l’antijudaïsme chrétien en Europe) [12]. Si le “Juif” devient alors un bouc-émissaire du colonialisme interne européen, il n’est pas pour autant dissociable du “Sémite” ainsi que du colonialisme et de l’Orientalisme qui entoure cette figure. Pour que la forme interne de l’antisémitisme permette la critique tronquée du capitalisme, la désignation d’ennemis intérieurs dont la nation et la finance pourraient être nettoyées, il lui faut une forme raciale — et donc géopolitique — pour acquérir une place dans l’échelle raciale. Contrairement aux exceptionnalistes qui voudraient faire de l’antisémitisme un en-dehors racial, et une idéologie extérieure à l’ordre colonial [13], il faudrait au moins comprendre le sens du “Sémite” dans l’ordre racial. Il nous faut alors rejoindre Edward Said qui indique comment l’Orientalisme a permis au niveau colonial la perméabilité des catégories “Juif” et “Arabe” [14]. Cela nous permet à la fois de rejeter une thèse simpliste de l’exception juive, et de relier encore une fois le “Juif” et l’”Arabe” à la fameuse date de 1492. Mais il nous faut aller plus loin, car ce qu’occulte totalement la position exceptionnaliste (et ce que met de côté Bouteldja pour sauter d’une ère historique à un autre, sans grande cohérence) c’est à la fois le fait que des juifves ont progressivement participé aux différents projets coloniaux (comme au Suriname), que des juifves résidaient déjà sur les territoires qui deviendront coloniaux (faisant ainsi de ces juifves des sujets coloniaux), et finalement, que le colonialisme engendre toujours un “choc en retour”, comme le disait Césaire, ce que l’on a appelé avant le “colonialisme interne”.
- Dans le premier cas, l’exemple français est très utile. Il illustre notamment par quelles voies la vision d’une persécution mondiale particulière, fatale et constante des juifves a pu se répandre au point d’être intériorisée avant de s’auto-réaliser. En effet, l’Empire colonise l’Algérie au cours du développement de son antisémitisme moderne. Dès 1797, l’Empire assigne aux juifves de chaque colonie un récit fondateur tissé sur une trame de persécution constante mondiale, libéré.e.s par l’Occident moderne. Ce récit servait déjà pour fidéliser les relations avec des élites nord-africaines intermédiaires du pouvoir et du commerces transfrontaliers, parfois discrètes sur leur judéité [15]. C’est là le début du modèle identitaire monolithique, victimaire, exceptionnaliste, cherchant l’assimilation par la “civilisation”, que Napoléon insufflera au gré de ses conquêtes. A moins de ne considérer, à tort, les scolarisations coloniales — juives ou laïques — que comme un bienfait, les politiques d’assimilation et d’intégration portaient toujours leurs lots d’oppressions, menées avec celles des Consistoires et des Ordonnances. La promesse d’égalité sociale des colons se concrétisait surtout pour certaines élites juives, certaines sphères commerçantes ou rabbiniques, européistes, des villes florissant sur l’économie trans-méditerranéenne. Ce projet assimilationniste se conjuguera plus tard dans les colonies avec de plus anciens stéréotypes raciaux et les politiques qui “reposaient sur la comparaison des Juifs et des musulmans entre eux puis avec les “Européens” du continent et les classes de colons” [16]. Ethan Katz note que “la façon dont” Edouard Drumont, dans la France juive, “a souligné les caractéristiques négatives des Juifs” est curieuse. En effet, “le Doppelgänger implicite du juif est le barbare musulman aux portes de l’Europe, vaincu depuis longtemps et cédant la place aux desseins moins visibles mais tout aussi menaçants de son frère sémite […] En bref, les musulmans étaient les “bons sémites” dont les vertus spécifiques contrastaient avec la dépravation physique et morale, le matérialisme, la corruption, l’avidité et la nature oppressive du juif” [17]. Si l’on peut douter que cette dichotomie manichéenne entre bon et mauvais soit pertinente pour comprendre l’ensemble des liens de racialisation entre juifves et musulman.e.s, cette remarque sur le texte de Drumont reste pour le moins intéressante d’autant plus qu’en Algérie “à partir des années 1840, les défenseurs des droits des Juifs algériens, juifs et non juifs, ont mis en évidence le contraste entre l’éducation, les pratiques religieuses, l’hygiène et les normes sexospécifiques des Juifs d’Algérie, de plus en plus bourgeoises et influencées par la France, et l’existence primitive, cloîtrée et arriérée des musulmans.” Ces revendications étaient possibles car, malgré le développement d’un fort antisémitisme racialiste, importé par les colons, une certaine idéologie coloniale, bien moins d’extrême-droite, pensait que “les Juifs étaient plus assimilables à la culture européenne que les musulmans” [18]. De fait, toute adoption identitaire de cet antagonisme est une reproduction de la colonialité, même si elle a été intériorisée par des anticolonialistes. Si le décret Crémieux donnait dès 1870 un statut de citoyen à la majorité des “israélites” d’Algérie (qui fut abrogé temporairement sous Vichy, période qui vu aussi la création de camps d’internement pour les juifves algérien.ne.s), il n’arrive qu’après plusieurs décennies d’éducation civilisatrice, normée par des Consistoires et des Ordonnances, induisant la stigmatisation des judéités plus indigènes, l’exclusion des indigènes “pas assez juifves”, en plus de décourager les alliances ou mariages, les mélanges qui venaient contrarier les catégories coloniales sont relégués au rang de curiosité, de folklore, de la barbarité, et de manquement au respect des religions. Ces processus, culminant avec la citoyenneté, ont doublement servi à renforcer la stratification raciale, en réaffirmant le statut subalterne des indigènes musulmans et berbères, tout en “civilisant” les juifves les plus mêlé.e.s aux classes subalternes, ou qui ne se pliaient pas au Consistoires ou aux Ordonnances. Mais le décret a aussi donné du grain à moudre à l’antisémitisme politique en faisant des juifves des citoyen.ne.s par décret (révocable donc), relançant alors dans la métropole, l’idée de l’ennemi intérieur.
- La participation active des juifves au projet colonial européen n’a évidemment pas été systématique, certain.e.s s’en sont tenu.e.s loin, d’autres l’ont combattu aux côtés des musulmans [19], mais elle fut surtout aussi conditionnée par le statut social inférieur et les rôles qui leur seront attribués au cours de la seconde partie du 19ème siècle. Cependant, cette participation au projet colonial a eu lieu (et elle a eu lieu !) parallèlement aux différentes alliances, dès le XVIe siècle, cela a permis de relativiser par moments le statut racial des juifves et celui des converti.e.s, et de percevoir la particularité des “sémites juifs” comme un rapport mobile à la blanchité. D’un côté l’absence de soutien des féministes sionistes qui ignorent totalement la guerre de juives igbos du Nigéria contre le patriarcat colonial en 1929 contraste avec le foisonnement des féminismes juifs en Occident, et leur place un peu moins subalterne dans le projet sioniste, elle marque une séparation pour le moins similaire à celui des féminismes blancs face aux pratiques coloniales qui est laissé sans critique visible jusqu’à ce jour. De l’autre quand la gauche socialiste, devenue gestionnaire colonial avec son anti-colonialisme tronqué (et il reste tronqué !), se retrouve en 1936 avec à sa tête Léon Blum, un juif, qui propose alors de donner la citoyenneté à plus de 20 000 algériens musulmans (captés parmi l’élite) [20] cela renforça alors à la fois l’antisémitisme et l’islamophobie d’administrateurs coloniaux, de grands propriétaires et des mouvements d’extrême-droite, même des nationalistes (indépendantistes) d’Algérie. Ainsi, le “Juif” est mauvais lorsqu’il réforme l’ordre colonial, qu’il l’accélère, voir qu’il le remet en question. Mais en parallèle, le “Juif” intégré dans l’ordre colonial (de gré et/ou de force) peut aussi devenir un citoyen même si toujours dans une situation sociale précaire. Il est même des cas ou la collaboration coloniale offrait aux juifves des (souvent bien maigres) privilèges de statut, allant jusqu’à “blanchiser” leur statut social [21].
- À partir du XIXe siècle cette position ambiguë des juifves, profondément diverse mais prétendument homogène ou universelle, à la fois en Europe et en dehors, à la fois assimilable et différent, à la fois colonialiste et anti-colonialiste, un bouc-émissaire qui menacerait à la fois la Nation et les colonisé.e.s est donc un produit de la situation coloniale, tout autant que l’évincement et l’invisibilisation des judéités minoritaires, hétérodoxes, noires, asiatiques ou même amérindiennes… On a vu comment le colonialisme s’attaque aux mariages ou mélanges, et occulte les complicités constantes qui entravent sa production de la catégorie “Juif” pour médier l’ordre colonial, mais il parvient néanmoins à faire intérioriser ces catégories. Le colonialisme force la création d’une sorte de caste raciale intermédiaire, précaire mais privilégiant parfois d’un statut supérieur aux autres indigènes. Ces productions raciales participent aux nationalismes et circulent en Europe. Cornelia Essner a écrit, à propos de l’Empire colonial allemand, que le colonialisme a permis “la pénétration de nouvelles positions racistes dans la politique” notamment en radicalisant les discours sur le “mélange des races” [22]. Et si Césaire et Arendt avaient respectivement raison de voir une continuité entre le projet colonial/impérialiste et le projet nazi [23], on peut trouver ces liens jusque dans les représentations antisémites (dont celles qui forgent le sionisme). Ainsi Christian Davis écrit que “les Juifs et les Africains noirs en sont venus à occuper des positions comparables dans la pensée allemande grâce à leur altérité radicale”, cela a été possible car “la diabolisation des Africains noirs après le déclenchement du soulèvement de Herero en 1904” a vu les noirs dépeints “d’une manière qui correspondait aux représentations les plus scandaleuses des Juifs par les antisémites raciaux” [24].
A travers ces trois points — évidemment encore trop peu détaillés et réducteurs — j’ai essayé d’établir au moins trois aspects de la fabrique coloniale de l’antisémitisme. Une chose que l’on peut établir c’est qu’il n’a pas existé un “Juif”, mais que la représentation du “Juif” a été d’une ambiguïté grandissante selon la position que des individu.e.s juifves prenaient et/ou que des autorités coloniales leur donnaient dans la gestion des projets coloniaux, et parfois leur reprenaient, comme à d’autres minorités inféodées. Un des intérêts de cette investigation était à la fois d’indiquer la grande précarité des positions juives (ni tout à fait blanche, même si une “blanchité coloniale” pouvait “blanchir” à titre temporaire ou individuel, ni toujours vraiment en bas de l’échelle) en tant que caste intermédiaire dans l’ordre colonial, et en tant que bouc-émissaire racial dans les métropoles. Les liens entre les indigénéités juives et musulmanes permettent aussi de comprendre l’islamophobie contemporaine, d’une façon que l’exceptionalisme juif, en se concentrant sur le racisme au sein des métropoles, ne permet pas de comprendre [25]. C’est à travers la colonialité du pouvoir et la fabrique coloniale de la race que l’on peut mieux comprendre la phrase de Joseph Massad lorsqu’il affirme que “nous vivons aujourd’hui dans un monde où la haine anti-arabe et anti-musulmane, issue de l’antisémitisme, est partout présente” [26].
Israël, entre bouc émissaire et critique décoloniale
Si j’ai fais ce détour, c’est aussi pour poser des bases décoloniales pour parler du sujet miné qu’est la question de l’État d’Israël et du sionisme. Définir le sionisme uniquement comme l’idéologie de l’État d’Israël est insuffisant. Si on peut convenir que d’une certaine manière l’État d’Israël voit le jour en tant qu’amalgame d’une lecture occidentalisée des Écritures juives, à travers la pensée chrétienne, poussée par les stratégies impérialistes (et antisémites), d’abord hollandais puis britanniques, le sionisme se présente plutôt comme une résolution coloniale de la “Question Juive” en Europe, c’est-à-dire, le départ pur et simple des juifves d’Europe vers “l’Orient” [27]. Car pour nous, comme pour Bouteldja, Israël est une énième itération du colonialisme occidental, la question qui nous intéressera ici est de savoir comment les politiques (pro-)sionistes ont contribué à modifier la position des juifves dans l’ordre racial, mais aussi, en regardant les spécificités, voir comment à trop parler des juifves comme un tout ayant une certaine homogénéité — chose que fait Bouteldja — on en vient à oublier qu’Israël se fonde sur une division raciale au sein même du judaïsme.
Lorsque Bouteldja parle du sionisme, elle fait souvent l’erreur, il me semble, de parler des juifves comme les sionistes en parlent. C’est-à-dire, en homogénéisant les juifves en une catégorie rattachée au pouvoir colonial d’Israël. Si l’on doit pouvoir utiliser les catégories des colonisateurs pour comprendre les mécanismes de domination, on court aussi le risque de ne pas voir la domination déjà en place dans ces catégories. Ainsi, si le sionisme est devenu majoritaire chez les juifves européen.ne.s (ashkénazes) suite à l’Extermination nazie, il aura fallu des années de propagandes, de manipulations [28], de terrorisme sioniste [29], et de politiques assimilationnistes après les Indépendances, pour aligner de nombreux.euse.s juifves au projet israélien et ce, toujours en les subordonnants aux intérêts des élites ashkénazes sionistes libérales et fascisantes, dès lors capables de sous-traiter des rôles de la Blanchité en Palestine.
Le sionisme, fondé sur des lectures occidentales et antisémites du judaïsme, s’est immédiatement avéré largement contraire aux judéités des ashkénazes, à leurs valeurs ou préoccupations locales, ou à leur communisme, il ne s’est imposé que suite à l’extermination nazie. Le modèle ashkénaze spécifiquement israélien rejette aussi largement ses survivant.e.s, comme des caricatures du juif se soumettant fatalement au massacre (ou en les assimilant aux caricatures de russes, staliniens ou mafieux). Jusque dans les conditions de vie des rescapé.e.s des camps, on retrouve une volonté de remplacer les spécificités culturelles des judéités européennes, d’effacer leur passé, leur langue, leur antifascisme, effacer leurs identités et leurs pratiques dont la diversité dément le mythe colonial. Effacer leur réticence historique à partir en Palestine, leurs oppositions laïques ou religieuses à ce nationalisme, aux interprétations sionistes de la politique et de la liturgie, ainsi que leurs “féminismes” les plus interculturels, interconfessionnels et antiracistes. Pendant ce temps les pratiques et les caractéristiques génétiques des juifves noires sont soumises à l’appréciation et aux prescriptions d’experts israéliens glabres et barbus.
Michèle Sibony décrit bien, dans le cas français, la façon dont les juifves nord-africain.e.s qui, à l’indépendance de leur pays, immigrent en France, se sont vu.e.s intégré.e.s dans le projet sioniste [30]. Si ces “230 000 Juifs séfarades nord-africains [et autres] apportent avec eux une nouvelle manière de se sentir juif”, iels “n’ont pas de racines profondes en France”. Une séparation de “leur histoire maghrébine” doit être effectuée, d’une part pour dépolitiser ces juifves que les mouvements d’indépendances ont pu radicaliser, mais aussi pour combler le vide causé par l’exil. Ainsi cela poussera de nombreux.euse.s séfarades (juifves maghrébin.e.s ici) “à imiter leurs coreligionnaires ashkénazes, lesquels dirigent la communauté. Cela donne un mouvement religieux inspiré des traditions ashkénazes et qui tourne résolument le dos aux traditions maghrébines.” S’ajoutant à cela les politiques culturelles françaises qui mettront en avant le désastre de l’Extermination nazie, et mais aussi le modèle israélien, notamment à travers la culture populaire [31]. Cette acculturation des juifves du Maghreb en France, pour mieux les assimiler dans le nouvel ordre racial que les indépendances et la “découverte” des camps d’extermination ont imposés, se fait évidemment au détriment de ces mêmes juifves mais aussi plus largement des minorités imazighen, musulmanes et arabes qui perdent alors des “alliées naturelles”. Sibony écrit que “la République joue ainsi ses minorités l’une contre l’autre. Elle « rapatrie » les Juifs au sein d’un très conjoncturel Occident judéo-chrétien pour mieux en exclure les Arabo-musulmans. Ce rapatriement s’articule autour d’un axe stratégique, qui est le soutien sans faille apporté à l’allié israélien.”. Cet eurocentrisme des politiques concernant les juifves arabes n’est pas exceptionnel en France. En réalité, elle il est aussi en jeu en Israël et c’est ainsi que l’on voit encore le lien profond entre les politiques sionistes et les politiques raciales de la suprématie blanche [32].
En effet si la colonisation de la Palestine se fait sur le dos du vol des terres, de la culture et des vies des palestinien.ne.s, majoritairement musulman.e.s, de nombreuses juifves non-blanc.he.s n’ont pas la même expérience d’Israël que l’élite ashkénaze sioniste. Ella Shohat décrit très bien la position subalterne à laquelle le sionisme a confiné les “Mizrahim” [33]. En partant du fait que “la voix hégémonique d’Israël a presque toujours été celle des Juifs européens, les Ashkénazes, tandis que la voix séfarade a été largement étouffée ou réduite au silence”, elle décrit les différents discours [34] et pratiques racistes [35] qui font qu’en “Israël, les Juifs européens constituent une élite du Premier Monde qui domine non seulement les Palestiniens mais aussi les Juifs orientaux. Les Séfarades, en tant que peuple juif du Tiers-Monde, forment une nation semi-colonisée au sein d’une nation.” Comme dans le cas français que Sibony décrit, Shohat montre que “filtré par une grille eurocentrique, le discours sioniste présente la culture comme le monopole de l’Occident, dénudant les peuples d’Asie et d’Afrique, y compris les peuples juifs, de toute expression culturelle”.
En prenant en compte toutes ces nuances, si l’on peut accepter que “nul ne colonise innocemment” [36], peut-on se permettre de généraliser la culpabilité abstraitement de la même façon à toutes les strates sociales ? Si notre solidarité doit être envers les colonisé.e.s palestinien.ne.s, on ne peut oublier que l’une des premières organisations juives en Israël à entrer en contact avec l’OLP, fut le mouvement des Black Panthers Mizrahim. Défendre les colonisés ou faire du pied à ses alliés naturels, est une position éminemment difficile, mais encore faut-il parler de la question des alliances, ce que je ne trouve pas de façon convaincante dans les écrits du PIR ou de Bouteldja. Car si Bouteldja offre aux juifves de sortir “ensemble” du “ghetto” [37] — a l’instar du général Napoléon en Italie — il n’est pas clair de quel ghetto, de quel.le.s juifves, ni de quel “ensemble” il est question et surtout, pourquoi cet ensemble ne mérite pas un “Nous”.
Cette “ensemble” est donc le dernier point qu’il nous reste à interroger. Finalement comme on l’a vu avant, il y a cette question qui revient : les “Indigènes” sont-iels des palestinien.ne.s sous occupation sioniste ? Sous cette question purement rhétorique, je voudrais inverser la logique des critiques de Bouteldja, car si comme nous l’avons à peine montré, les juifves ne sont pas à égalité face au sionisme (compris comme projet national, civilisationnel, et non comme simple “idéologie” ou “spiritualité”), celleux-ci se sont retrouvées empêtrées dans le sionisme au gré des politiques étatiques européennes et des opérations géopolitiques d’Israël. Pour mettre leurs communautés à contribution, pour déloger un maximum les juifves de ce monde, pour les emmener en Palestine. On pourrait dans une certaine mesure parler d’une (re-)construction sioniste de la Race (et donc de l’antisémitisme qui lui est consubstantiel). Le “Nous Indigènes” a une position encore moins claire (du moins matériellement, structurellement) par rapport à Israël, que les juifves de part le monde — encore que l’impact d’Israël sur les diverses communautés juives et judaïsantes d’Afrique et d’ailleurs commence à peine à être étudié.
Ce “Nous” n’est pas l’Ummat (les Dogons islamisé.e.s de force se foutant des juifves [38] les Ouighours et autre Rohingya certainement tout autant), ce sont les nébuleux “arabo-musulmans”. On peut alors se demander quelle est la structure sociale qui fait de l’antisionisme leur “terre d’asile” [39] ? Les “arabo-musulmans” peuvent-ils absorber toute berbérité ? Quoi de comparable entre des palestinien.ne.s de la bande de Gaza et le roi Mohammed VI offrant des privilèges aux juifves du Maroc pour faire du pied à Israël [40] ? Benzema est-il un Mohammad Abou Khdeir (ou peut-être étant Kabyle, n’est-il pas arabo-musulman) ? En réalité, le “Nous” est plus honnête lorsqu’il ne s’agit de ne pas s’adresser aux juifves. Car il n’est même pas sûr que ce “Nous” n’ait jamais existé [41], il se présente plutôt comme un projet plus que comme une identité réellement existante [42]. C’est alors qu’on voit qu’Israël, s’il reste un réel problème du colonialisme encore existant, est un appareil discursif, un bouc émissaire finalement, pour situer les juifves (de façon trop indifférenciée, finalement essentialiste, car seuls les “arabo-musulmans” ont la “chance” d’être discursivement inassimilables dans le projet Blanc) mais pour situer aussi Bouteldja elle-même [43].
Il s’agit de cibler les juifves pour se situer face à la suprématie blanche, pour lui répondre en adoptant son langage, ses concepts, ses “ontologies”. Car la position structurelle de Bouteldja est incomparable à celle d’une juive falasha stérilisée de force [44], la discussion tourne autour de différentes stratégies d’essentialisation Vous/Nous, Juifs/Arabo-Musulmans, Sionistes/Antisionistes, qui semblent avoir pour but de tracer une ligne claire entre le colonial et l’anti-colonial au sein des identités culturelles. Mais si le PIR a bien appris des méthodes et erreurs des politiques de la différence et celles des politiques d’identités en général, le “dialogue” (plutôt les accusations) que Bouteldja engage avec les “Juifs” rend visibles les contradictions du matérialisme revendiqué par le PIR. En faisant du sionisme une identité [45] il devient difficile d’articuler les développements structurels de la modernité coloniale et de l’impérialisme. Du point de vue “Indigène”, le problème est double, tout d’abord centrer le sionisme comme “territoire” de lutte, c’est ignorer les multiples lieux de développement de l’islamophobie a l’échelle globale, et comment ceux-ci s’alimentent entre eux (on peut penser à la Chine, l’Inde et Myanmar). De l’autre côté, stratégiquement masqués, les intérêts coloniaux dans lesquels les “Indigènes” peuvent aussi être investis, comme c’est le cas des marocain.e.s et du Sahara Occidental comme mentionné précédemment. Du côté des juifves, si l’on admet que l’essentialisation qu’opère Bouteldja est vraie dans une certaine mesure en la limitant à la France, alors le dialogue est perdu d’avance. Si Bouteldja indique par-ci par-là, la construction coloniale du Sémite, elle ne le fait pas d’une façon qui pourrait convaincre même les personnes les plus vaguement pro-sionistes de retourner leur veste. D’un autre côté, la “centralité de la Race” dans cette discussion n’étant pas articulée avec la classe et le genre, elle ne permet pas de faire une profonde critique d’Israël comme producteur d’un certain antisémitisme. Ainsi elle ne permet pas de voir toute la contradiction qu’il y a d’un côté entre le virilisme sioniste, celui culturel, mais aussi celui de Tsahal et de la LDJ, et la féminisation qu’opère l’antisémitisme, de même que l’exploitation économique des juifves arabes comme alternative à la main d’oeuvre palestinienne (musulmane) se démarque profondément de l’analyse de l’antisémitisme qu’ont pu faire les marxistes entre la Valeur du Capital, et le “Juif” [46]. En bref, à trop simplifier, antagoniser, dichotomiser, on oublie que la modernité coloniale est un projet multidimensionnel, et que les alliances sont toujours confuses, imparfaites, et circonstancielles. Qu’au final, si Israël peut-être une question centrale des politiques “arabo-musulmanes”, il n’est que l’un des rouages des Relations coloniales (et ce même si le Soleil tournait autour de celui-ci), du Système-monde colonial qui produit antisémitisme et islamophobie.
Au-delà des essentialisations stratégiques qui pourraient être comprises politiquement, c’est le cadre théorique qu’il faudrait aussi problématiser. On ne peut pas prétendre que les membres du PIR, et Bouteldja elle-même, n’ont pas connaissance des faits que j’ai rapidement présenté, des idées ou des mots que j’ai pu poser. La Fabrique, l’éditeur de la plupart des publications des personnes proches ou (ex-)membres du PIR publie de nombreux textes sur le sionisme et l’antisémitisme et a notamment publié une traduction d’Ella Shohat que je référencais précédemment. Au Bandung du Nord de 2018, Michelle Sibony prononçait un discours “Vers une Figure Juive Décoloniale” qui s’accorde très bien avec le cadre théorique que j’ai essayé de soumettre ici. Le PIR, donc, ne peut ignorer ces positions. Pourtant l’angle mort, du moins dans les communications publiques, demeure. Ainsi, en Janvier 2021 (pendant la polémique sur le texte et la personne de Bouteldja qui publiait “l’anti-tatarisme des palestiniens”), Norman Ajari profite d’une réponse à Beaud et Noiriel [47], nouvelles égéries de la gauche Blanche, pour faire référence au très controversé Tony Martin qui d’une lecture à l’université d’un texte notoirement antisémite dans les années 90 [48], finira par participer à une conférence négationniste en 2002. Ajari peut faire référence à Martin et de sa confrontation avec des organisations sionistes, tel que l’Anti-Defamation League, sans prendre au sérieux les implications politiques pour le nationalisme noir d’avoir Martin s’enfoncer dans des voies clairement antisémites [49]. Il serait donc temps de changer les cadres de pensée, de se défaire d’un nationalisme algérien trop simple — dans le cas de Bouteldja [50]— et de s’engager dans une politiques décoloniale multifacette qui ne ferait pas d’une seule instance coloniale, Israël et toustes les juifves, le centre névralgique de la colonialité contemporaine.
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